Au dehors tout est mouvement, transitions et trajectoires. Le monde se découvre en autant de nuances que d’invitations à saisir l’évolution du temps. Une brise dans les arbres, un brouillard qui se dissipe, une éclaircie avant le crépuscule. Le temps qu’il fait anime le temps qui passe et vice-versa. Dans nos habitats clos, « les choses » tenues à distance des rythmes circadiens sont immobiles jusqu’à ce que nous en fassions usage. Seules les aiguilles d’une horloge ou le défilement des chiffres sur un écran miment le mouvement d’un temps mesuré et en dissimulent les airs abstraits. Des objets nous donnent le tempo. Aux côtés d’autres outils, ils peuplent nos espaces domestiques et nous permettent de commencer nos journées avant le lever du jour, de prolonger le jour dans la nuit.
Mais à partir de quand l’isolation de nos habitats provoque-t-elle davantage de distance à un monde sensible que de protection vis-à-vis des conditions naturelles ? Au moment où le paradigme climatique appelle à une écologie - étymologiquement science de la maison - d’un autre ordre et d’une autre échelle, le soin que nous portons à habiter se doit de déborder la sphère domestique et le sujet humain. Il en va des designers et architectes à nouer des relations d’échange vis-à-vis des phénomènes du réel plutôt que d’entretenir des méthodes de protection, « puisque notre monde, après tout, est notre seule maison ».
Afin d’envisager la mise en pratique d’un design sensible à la « recosmisation » des êtres et des lieux, commençons par tenter une forme de transhumance de la pensée. Osons extraire le design de la modernité et de l’urbanité desquelles il est né. Tentons pour cela des parallèles à l’être au monde du berger et à une pratique de terrain - celle de la transhumance.
« L’étymologie du terme transhumance révèle au moins deux informations : "trans" (au-delà) et "humus" (le pays) car le voyage qu'il désigne conduit au-delà du territoire d'origine ». La transhumance est une pratique pastorale étroitement liée à la géographie et au climat, elle désigne le déplacement saisonnier d'un troupeau en vue de rejoindre une zone où il pourra se nourrir. Elle illustre un processus d'installation d'un équilibre entre ressources naturelles et exigences sociales.
Conditions
Être berger dépend d’un être au lieu, d’une présence sur le terrain qui conditionne la pratique du pastoralisme. Sans géographie ni troupeau, un berger reste-t-il berger ? Le voici nécessairement situé, spatialement et temporellement ancré à un territoire avec lequel il compose, duquel il capte des sources et suit des disponibilités : en nourriture, en eau, en qualité d’ensoleillement, etc. Il n’a d’autre marche à suivre que celle d’une attention fine au contexte, fondamentale pour naviguer au gré des conditions propices à la vie : celle de ses bêtes, celle du milieu dont il et elles dépendent. Puisqu’il est situé en un lieu bien précis du monde, chaque berger s’accorde avec des conditions particulières, comme autant de paramètres régissant un milieu. Il n’existe ainsi probablement pas de méthode pastorale à répliquer à la lettre mais une multitude de rencontres avec autant de terrains qui balisent des itinéraires. Ici le milieu devient structurant, il guide ce que l’on y fait dans une nécessaire relation d’interdépendances. Si cette rencontre implique un minimum de quatre parties ; le terrain, le berger, son fidèle chien et le troupeau, les différentes entités tiennent un rôle central et tendront à se « co-susciter l’une-l’autre » dans une dynamique de construction réciproque. Ainsi cette relation ne relève « ni seulement des données objectives de l’environnement, ni seulement des projections subjectives (de l’individu) sur cet environnement, mais des deux à la fois ».
Au-delà d’une première rencontre, le territoire se découvre plus précisément à travers une immersion dans ses plis, au milieu même de ce qui constitue son essence. Il s’agit de rééduquer ses sens : de tendre l’oreille pour discerner une étendue et ce(ux) qui la traverse(ent), de lire dans le paysage les signes du passé et les états présents, d’entrevoir les événements et dialogues qu’il réserve. Non seulement nouée au paysage, la pratique de la transhumance est intrinsèquement liée aux conditions climatiques, à la course des astres, du soleil et de la lune, tant ceux-ci rythment le cycle des jours et des saisons. Puisque la bonne conduite de sa pratique en dépend étroitement, s’impose au berger une attention sensible au milieu, l’instauration d’un lien intime à la cosmicité du monde.
Vulnérabilité
Lui qui peut sembler isolé hors des espaces de confort et pour qui l’accès aux outils et objets est limité, le berger en transhumance, loin de l’isolation hermétique des habitats ne se trouverait-il pas précisément au plus près du monde ?
Avec peu de moyens pour s’imposer face aux conditions, il s’agit alors plutôt de s’y faufiler, de faire preuve d’anticipation, de rester alerte pour sentir quand le vent tourne. Il s’agit de composer intelligemment avec ce que permet le milieu, de faire le plus avec peu, de manœuvrer habilement dans une économie de moyens, d’énergie et d’efforts. Cette vulnérabilité aux éléments, qui plus est choisie, sera source d’enseignements organiques, empiriques, elle devient fondamentale dans le développement d’un être aux lieux qui puisse envisager l’Homme non pas au-dessus d’un tout mais intégré dans un ensemble. Le monde ne se dévoile ici plus uniquement dans une adversité dont il faudrait se protéger en édifiant des frontières imperméables, mais s’illustre en un système complexe avec lequel il s’agit de composer avec soin, agilité et humilité, en accueillant avec équité nos états vulnérables et nos capacités d’adaptation.
Acclimatation
Le savoir-faire du berger est multiple, non quantifiable ou mesurable puisqu’il réside dans sa faculté à s’adapter continuellement aux aléas d’un milieu en mouvement. Le savoir-faire est immatériel, vécu et incarné. Soumise aux évolutions météorologiques, aux réactions des sols vis-à-vis des saisons et autres rugosités du terrain, la trajectoire du berger s’illustre en ses détours, par l’ouverture de voies de traverse et par des étapes faites au-delà du pays connu, en marge du plan établi.
Face à une mêlée d’aléas, il tient à la fois de l’ingéniosité et d’une forme d’économie de laisser les événements venir à soi, de composer avec ce qui se découvre sur le chemin : ne pas planifier de trop au risque d’un épuisement. L’attention requise ici induit une économie, tant d’énergie que de moyens. Pour se déplacer avec légèreté, il s’agit d’emporter peu avec soi et de faire avec ce qui se présente. De faire en vue de défaire puis de refaire périodiquement, plutôt que d’user et de disposer irréversiblement. Il est ainsi question de cycles et de régénérescence.
Pour les designers dont la méthode académique est justement d’élaborer des plans, de déléguer des opérations en vue d’une production, il s’agirait de cheminer autrement, de faire à partir de ce qui est en présence, de composer avec le déjà-là. Le cheminement que nous appelons ici consisterait à reconfigurer les données du réel lorsque cela est possible et non plus de produire instinctivement lorsqu’est demandée une réponse à un besoin. Encore une fois, le contexte guidera ce qui pourra s’envisager : là où en ville la part majeure de matière première se situe hors du sol, « above ground », emprisonnée au sein d’artefacts et d’éléments bâtis ou disponible lorsque ceux-ci sont en fin de vie, en milieu rural la matière d’œuvre se trouve davantage « under ground », dans un écosystème vivant et fragile dans lequel « nous puisons sans conscience ».
Disponibilités, cycles et régénérescence
Le sociologue Fabien Hein nous indique qu’ « en sociologie de l’action […] les ressources ne sont pas nécessairement des choses tirées du sol. Il peut s’agir d’une personne dotée de connaissances et de compétences spécifiques et utiles. C’est une vision extensive qui évite de réduire la notion à des choses à prélever, qui l’envisage plutôt comme un ensemble d’éléments avec lesquels composer. L’enjeu fondamental est notre capacité à relier tout cela. A penser les interdépendances. Nous sommes dépendants de ces ressources, et si nous en sommes dépendants, il conviendrait de les protéger, de faire en sorte qu’elles ne s’épuisent pas. »
Si la quête de la transhumance est en partie d’accéder à des sources alimentaires, nous avons vu que la disponibilité de celles-ci dépend de la préservation d’un écosystème et de son équilibre. Pour le berger, l’acte de se nourrir (ou de nourrir son troupeau) est intrinsèquement lié à sa capacité de nourrir en retour le milieu d’occupation. Et de ce fait, l’effort se dilue dans l’acte même du déplacement, de l’être là : les bêtes se nourrissent de la végétation qu’elles fertilisent en retour, elles empruntent les chemins dont elles adaptent les trajectoires et naviguent dans les estives et le paysage qu’elles participent à maintenir ouverts.
Se nourrir des ressources s’entend ici non pas dans une démarche extractiviste, mais plutôt par une forme de permaculture du projet. Pour souhaiter se nourrir durablement, il convient de respecter l’échelle du milieu et l’équilibre des écosystèmes en présence, il est nécessaire d’instaurer un rapport d’entretien propice à la régénérescence. Ainsi se nourrir demande avant tout de participer à la dynamique en place et au soin des ressources, qu’elles soient tirées du sol, d’infrastructures en ruine, d’artefacts en fin de vie ou qu’il s’agisse de savoirs dont disposent les habitants des lieux. Il s’agit également d’agir depuis où l’on se trouve et dans ce sens de prioriser la petite échelle, d’agir en tant que révélateurs des lieux et de leur diversité, là où la modernité entretient des modèles d’uniformisation de la nature et de la culture.
(Faire avec le) déjà-là
Par l’usage de ce qui est disponible dans le contexte environnant se révèle une cartographie sensible des paysages. Les photographes Nelly Monnier et Eric Tabuchi constituent modestement depuis quelques années un ambitieux Atlas des Régions Naturelles, projet au travers duquel ils observent que les territoires ont « une identité propre, principalement géologique, déterminant, par un phénomène de causalité, une série d’inscriptions dans l’histoire et dans la culture. Un sol détermine un type de culture, et par conséquent un type d’architecture, un matériau, une forme de construction... » Le terrain demande présence, disponibilité, attention et porosité. Une présence non pas pour faire acte mais pour intégrer sensiblement ce que les conditions demandent, pour se tenir disponible aux événements et suivre ce qu’ils guident. Il s’agit ici moins de planifier que de suivre un processus de conduction empirique. Il s’agit d’accompagner le déjà-là, de révéler une étendue de potentialités plutôt que de prétendre trouver des vérités.
Dans ce même sens, la matière convoque elle aussi une rencontre. Pour les designers non spécialistes, elle est une inconnue dont il s’agit de découvrir les capacités et les limites, les qualités plastiques, techniques et les attributs symboliques. La matière s’apprivoise, juste assez pour pouvoir l’employer, mais jamais de trop, pour la laisser exprimer une nature intrinsèque et un langage propre. Il s’agit ainsi pour le designer de toujours accompagner les matériaux dans leurs expressions, de se laisser guider par ce que la matière dessine, d’accorder les formes et les proportions à ce que la matière peut le mieux, là où rentrent en tension la limite et le dépassement de ses possibilités.
Impermanence
La permanence sur le terrain que nous appelons ici est une condition pour composer agilement avec l’impermanence du monde. Pour le berger, une saison trop sèche, une pénurie de fourrage, et c’est l’itinéraire qui se redessine. Pour le designer, un matériau qui ne répond pas à une certaine courbe, un geste particulier maîtrisé par l’artisan, et le trait prend d’autres directions.
Accepter l’impermanence conduit à jongler avec bon sens et ainsi éviter la dépendance à un système trop tributaire de conditions aléatoires. Pour accepter l’instable il convient de changer de raisonnement, là où le confort s’entend habituellement par une permanence des conditions, des manières de faire, des actions.
Garant et gardien
L’attitude que nous décrivons ici s’adonne à composer avec des moyens à disposition pour répondre à un besoin humain et social, en l’occurrence, pour le berger, à la production de laine et potentiellement d’une ressource alimentaire pour l’Homme. Voilà que nous pourrions être tentés de considérer cette pratique pastorale - à première vue éloignée - comme relevant du champ du design. Ainsi le berger pourrait-il par exemple être considéré comme le designer d’un système d’approvisionnement en laine ? Certainement pas exclusivement car nous l’avons vu plus haut, ce dernier n’est pas seulement garant de la qualité d’une matière première et donc de l’ensemble d’une filière en aval. Il est avant tout gardien de la vie : de la qualité de celle de son troupeau et de la durabilité d’un écosystème nourricier complexe, dont bénéficient non seulement ses compagnons et lui-même mais également un ensemble considérable d’humains et de non-humains, directement ou indirectement lié aux plaines, chemins et alpages. L’action du berger déborde sa mission principale, dans la mesure où elle est génératrice d’une valeur qui dépasse la seule appréciation financière du sujet. Inversement, le modèle productiviste duquel est issue la pratique du design n’accorde que peu de considération à des systèmes non économiques. Les valeurs affectives, de bien-être ou de pérennité des ressources sont reléguées dans les marges. Ces marges et périphéries, ce sont bien souvent des milieux ruraux ou des territoires bien éloignés de notre pays, depuis lesquels la matière est extraite - où elle est transformée en objets et diverses formes d’usage - qui les constituent.
Mais alors que l’état de la Terre nous demande de repenser les modes d’être au monde, de quoi le designer pourrait-il être le garant et le gardien ? Comment et à quel niveau intervenir pour instaurer des rapports vertueux entre le paysage et les ressources, entre les objets et les systèmes de production, entre nature et culture ? Pour commencer il s’agit peut-être, tel le berger, d’habiter le contexte du projet, de travailler à habiter le milieu. De l’habiter dans le sens de l’habitude, de l’occupation, du soin et de l’entretien.