En forêt gisent au sol - après une coupe ou un coup de vent - un ensemble de semi-produits. Des récurrences de formes et d’attributs structurels apparaissent au fil du cheminement : des fourches symétriques et asymétriques, des lignes, courbes et jonctions comme des amorces d’objets, dont certaines suggèrent une prise en main, une orientation, parfois presque une fonction. 

Les chemins qui traversent la forêt de la Bourriane nous renseignent sur la façon dont ont été habitées, exploitées ou délaissées les parcelles hétérogènes du massif forestier. Effectivement, nul besoin d’être expert pour relever le caractère disparate de ces forêts qui réunissent de nombreuses caractéristiques d’un Tiers Paysage tel que défini par le jardinier Gilles Clément : ici un taillis de châtaignier laissé en friche, là un peuplement de chênes mêlé au pin maritime, tandis qu’un peu plus loin une jeune plantation de peupliers nous rappelle à la modernité et à ses monocultures.

La question qui se pose alors à un designer à cet endroit est double : quelles bonnes raisons légitimeraient de transformer du bois autrement réduit en matière organique pour le sol, au bénéfice de l’écosystème alentour, et comment déroger à l’habitude de faire projet à partir d’une matière normée ? 

L’approche du projet est à elle-même une école du regard. En déjouant le standard du tasseau ou du chevron, j’accompagne, à partir de branches prélevées au sol, l’émergence d’un vocabulaire de formes spécifiques au milieu. En prêtant attention au travail structurel légué par la croissance des arbres à leurs rameaux, mon action s’inscrit dans le projet amorcé par le vivant pour le prolonger dans l’usage et l’inscrire dans l’espace domestique. J’opère ainsi sur les branches organiques des coupes simples mais franches, dédiées à épouser l’enveloppe orthonormée de l’architecture, proposant des surfaces de rencontre entre nature et artifice. Dans une économie de moyens, il s’agit de ne produire que l’effort nécessaire pour parvenir au seuil de l’usage; tout juste ce qu’il faut pour accompagner la matière vers un autre état, celui de l’artéfact.

Le sculpteur Ossip Zadkine, résidant une partie de sa vie dans le village des Arques, disait percevoir dans certaines grumes des ébauches de figures que son maillet et son ciseau allaient ensuite révéler. La société paysanne précédant les temps modernes opérait d’une façon similaire, en puisant dans l’environnement direct des matériaux-fonctions. Dans un même élan, j’entrevois dans certaines des branches rencontrées un début d’usage, l’esquisse d’une partie d’objet, l’appel d’une prise en main. Ainsi la démarche développée aux Arques interroge la progression habituelle d’un projet de design, dans la mesure où le dessin ne précède pas la fabrication : ce sont les rencontres avec les attributs des matériaux qui guident les typologies des objets. Le travail mené ici relève ainsi davantage du trajet, de l’itinérance, que du projet.
En tant que matériau en attente des usages que l’on y projette, le bâton semble nous donner une leçon à nous, concepteurs, tant il se positionne à revers du design moderne guidé par l’idée portée par Louis Sullivan que la forme suit la fonction. Le bâton guide la fonction, il nous dit même qu’un ensemble de fonctions potentielles sont inscrites dans la matière brute, en attente d’être délivrées. Ici la forme préexiste à la fonction : la fonction suit la forme.

Aussi, si la forêt n’est pas en mesure d’offrir de sections de bois d’oeuvre normalisées, il ne s’agit peut-être pas de transformer le milieu pour l’adapter à nos outils et habitudes technicisées, mais plutôt d’accorder le dessin à la matière et aux lieux, d’adapter une pratique à la nature du contexte.  

Pour l’exposition intitulée “Le village, le ruine, la forêt”, la démarche est présentée dans deux espaces distincts.
Le magasin, dans la verrière du presbytère, propose un inventaire non exhaustif des modèles de semi-produits disponibles de façon récurrente en forêt. Les arbres croissent en produisant des récurrences de formes : bâtons droits, courbes, fourches et équerres.
La maison témoin, sur l’esplanade de la mairie, propose une mise en situation d’objets et de mobilier conçus à partir des semi-produits du magasin. Convoquant à la fois les codes du domestique, du décor de théâtre et du white-cube, l’espace joue du dedans et du dehors, inscrit la domestique cloison blanche dans le sauvage de la forêt en arrière-plan, confronte le sauvage du bois rond au fond blanc strictement délimité. L’installation questionne la notion et la place du décor. Est-ce le paysage qui fait fond à l’oeuvre, ou le fond blanc qui accueille, par renversement, le paysage ? Y cohabitent des propositions réalisées en dialogue avec les designers Anna Saint-Pierre et Jean-Sébastien Lagrange, les artistes Eugénie Touzé et Ninon Caubet Boone.

Projet mené aux Ateliers des Arques, dans le cadre de la 33ème année de résidence placée sous la direction artistique d'Emmanuel Tibloux assisté d'Ariane Brioist, intitulée "Résider / Réhabiter Le village, la ruine et la forêt"
Remerciements : Raphaël Courteville / régie, Théophile Narcy, Malo Mahuzier, Théophil Lemaitre / stagiaires, Pauline Chasseriaud / Administratrice.

Arbres et exemples de pièces de bois pour la charpenterie navale. planche tirée de l'encyclopédie méthodique, 1782-1832